2018.03.26
Michel de Broin & Kim Gerdes – Machines organiques, machines textuelles
École Normale Supérieure, Paris, France
Michel de Broin nous proposera un parcours dans une impressionnante œuvre qui se déploit depuis le début des années 90 au Canada et dans le monde.
Si j’ai souhaité l’inviter, c’est que son travail me semble répondre avec une grande acuité à la question non d’une imagination mais d’un imaginaire de la technique. L’imaginaire au sens, comme le développera sans doute Michel, d’une réflexivité de l’imagination prenant en compte ses propres conditions de possibilités. L’imagination de l’imagination donc.
Tout se passe comme si l’artiste imaginait une technique très différente de celle que nous cotoyons dans notre vie quotidienne et qui devient quasi-invisible à force d’être omniprésente. Alors que nous attendons de celle-ci qu’elle fonctionne et nous soit utile et profitable selon la tradition laissée par Aristote (Physique, p. II, 3, 194b29), Michel de Broin développe une entropie radicale et témoigne de la part maudite qui est sous-jacente à tout dispositif technique. Il entreprend une désimplification de la technique. Derrière l’humour présent dans son travail se cache l’inquiétude d’une technique qui travaillerait à sa propre défaite, à son propre délabrement et qui le rapproche des thèses développées par Klossowski dans la « Monnaie Vivante ».
Dès lors l’orifice, le manque et le vide deviennent structurants. Il y a un épuisement de la forme et de l’énergie qui est aussi celui de l’existence : Michel de Broin déconstruit inlassablement la relation entre cause formelle, cause matérielle, cause finale et effisciente qui surdéterminent toute notre relation à la technique. La résistance elle-même, notion qui a eu un regain d’intérêt ces dernières années dans le champ esthétique et politique, devient infiniment ambiguë.
Je crois que le propos de Michel de Broin nous permettra d’explorer des stratégies tout aussi bien cognitives qu’artistiques pour lier l’infrastructure et la superstructure de la technique, sa matérialité et son idéologie. Au coeur de cette relation serait donc l’imaginaire. Ces stratégies sont autant de renversement et de ralentissement des flux du capital s’écoulant sur nos corps. Il détourne l’instrumentalité des objets techniques parce qu’il sait que derrière les usages il n’y a pas seulement une pragmatique qui permettrait d’émanciper l’être humain mais une idéologie qui structure la perception et le politique. L’artiste devient alors le maître des objets, des objets fissurés, brisés, arrêtés, brûlés. Il est le témoin de cet effondrement et il en est le traître.
J’aimerais citer pour finir, et pour que Michel commence, cette longue phrase bien connue de Michaud dans Les grandes épreuves de l’esprit :« Dès qu’on l’avait remarquée, elle continuait d’occuper l’esprit. Elle continuait même je ne sais quoi, sa propre affaire sans doute … Ce qui frappait, c’est que, n’étant pas simple, elle n’était pas non plus vraiment complexe, complexe d’emblée ou d’intention ou d’un plan compliqué. Plutôt désimpliée à mesure qu’elle était travaillée … Telle qu’elle était c’était une table à rajouts, (…), et si elle était terminée, c’est dans la mesure où il n’y avait plus moyen d’y rien ajouter, table qui était devenue de plus en plus entassement, de moins en moins table… Elle n’était appropriée à aucun usage, à rien de ce qu’on attend d’une table. Lourde, encombrante, elle était à peine transportable. On ne savait comment la prendre (ni mentalement ni manuellement). Le plateau, la partie utile de la table, progressivement réduit, disparaissait, étant si peu en relation avec l’encombrant bâti, qu’on ne songeait plus à l’ensemble comme à une table, mais comme à un meuble à part, un instrument inconnu dont on n’aurait pas eu l’emploi. Table déshumanisée, qui n’avait aucune aisance, qui n’était pas bourgeoise, pas rustique, pas de campagne, pas de cuisine, pas de travail. Qui ne se prêtait à rien, qui se défendait, se refusait au service et à la communication. En elle quelque chose d’atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire songer à un moteur arrêté ». (Henri Michaux, Les grandes épreuves de l’esprit, Gallimard, 1996, p. 156-7)