Seuils
Nathalie Bachand, Conseil des arts du Canada
Mécanismes entropiques et appareils remodelés : Michel de Broin et l’inconscient technologique
Daniel Sherer, Musée d’art contemporain de Montréal
Les châteaux de sable
Michel de Broin, Inter, art actuel #130
Entre le possible et l’impossible
Nathalie de Blois, Musée national des beaux arts du Québec
Sculpture of Steel, City of Nerves
Bernard Schütze, Espace art actuel
Michel de Broin at Bitform Gallery
Darren Jones, Artforum
Michel de Broin
Bryne McLaughlin, Art in America
Disruption From Within
Rodney LaTourelle, Plug-In ICA
La disspiation sur le virage
Laetitia Chauvin, Esse
A Logic of Being Against?
Bernard Lamarche, Parachute
Entrevue
Michel de Broin, Etienne Zack, Mass MoCA
Michel de Broin BMO Project Room
Bryne McLaughlin, Canadian Art
Montreal’s Retired Metro Cars Are Staying Busy
Mark Byrnes, City Lab
Where is Michel de Broin?
Anne Schreiber, Art Net Magazine
Interview with Michel de Broin
Regine, We Make Money Not Art
Une oeuvre monumentale
Éric Clément, La Presse
Construire des chateaux… Dans le ciel de Toronto
Éric Clément, La Presse
Michel de Broin: une oeuvre publique à sauver
Éric Clément, La Presse
Castles Made of Sand
Bryne McLaughlin, BMO project Space
Le vivre ensemble
Annie Gérin, Presses de l’Université Laval
Un électron libre aux confins des genres
Jérôme Delgado, Le Devoir
Danger awakens the senses: An interview
Oli Sorenson, MKOS
Un Michel de Broin un brin solennel mais redoutable
Benedicte Ramade, Zéro deux
Bright Matter
Sarah Milroy, Canadian Art Magazine
Michel de Broin
John K Grande, Border Crossings magazine
Cities of Light
Bryne McLaughlin, Canadian Art Magazine
Michel de Broin: From Mad Scientist to Pied Piper
Shannon Anderson, Canadian Art
Une éternelle semence
Jérôme Delgado, Le Devoir
Michel de Broin at Mercer Union
Alex Snukal, Uncubed Magazine
Énergie réciproque
Bénédicte Ramade, MacVal
Pièces à conviction
Marie-Ève Charron, Le Devoir
Neue Heimat
Bernard Schutze, Berlinische Galerie
L‘art comme conspiration
Jean-Ernest Joos, ETC Montréal
Propulsion and entropy
Bernard Schutze, C-Magazine
Reverse Entropy
Thomas Wulfen, Kunstlerhaus Bethanien
Objeux pour Objoies: l’attrait de l’imprévisible
Stephen Wright, Semaine
Épater la Galerie
Jean-Ernest Joos, Villa Merkel
L’espace public mis à nu par l’artiste même
Jean-Philippe Uzel, Spirale
Résistance?
André-L. Paré, Etc. Magazine

Entropic engines and retooled appliances: Michel de Broin and the technological unconscious, Daniel Sherer

Musée d’art contemporain de Montréal

 


Blowback, 2013

L’œuvre de Michel de Broin porte sur la remise en fonction paradoxale d’objets utilitaires, de dispositifs mécaniques, d’architectures et d’infrastructures urbaines. Couvrant un large spectre, elle ouvre de nouvelles perspectives sur les multiples systèmes techniques et formes de médiation qui affectent notre vie, souvent de manière imperceptible. Depuis plus d’une vingtaine d’années, de Broin crée un corpus d’œuvres énigmatiques et captivantes qui confèrent un caractère étrange aux lieux, aux flux d’énergie et aux technologies usuelles. Transformant un éventail d’objets représentatifs de la production capitaliste pour leur faire remplir diverses fonctions allant du ludique à l’érotique en passant par la neutralité impassible, son œuvre se fraye un chemin dans ce que l’on pourrait appeler l’inconscient technologique. Couple de réfrigérateurs réunis par une extension, faisant de nous les témoins d’une histoire d’amour froide mais indéniablement intense ; canons se rejoignant pour former une courbe parabolique continue ; réverbères coupés à la tronçonneuse et récupérés comme du bois de chauffage ; bicyclettes, dépourvues de moteur mais qui émettent des gaz d’échappement ; voitures actionnées par pédaliers ; escaliers incurvés qui forment des boucles sans fin : tous ces hybrides font partie du monde des objets de Michel de Broin, un environnement technologique constamment remodelé. De ces transformations émerge un univers parallèle à la fois étrangement différent et pourtant, à de nombreux égards, singulièrement proche du nôtre. C’est un monde où l’objet est libéré de son emploi habituel et de ses significations établies, ce qui entraîne des déplacements inattendus, des détours improbables et des solutions délicieusement farfelues à des problèmes dont l’existence était insoupçonnée.
Tout au long de son parcours, de Broin a fait preuve d’une exceptionnelle propension à penser librement la technologie et à ré-inventer ses modalités fonctionnelles de base. Réunissant les cadres de référence les plus divers, il déjoue les attentes suscitées par les réseaux d’objets, de biens de consommation et de ressources que l’on tient habituellement pour acquis. En général, son approche don-ne lieu à de petites révélations qui redessinent les frontières entre le familier et l’inconcevable. Ce faisant, elle rend possible le dé-ploiement de technologies alternatives, lesquelles, en plus de présenter des fonctions altérées, assument de nouvelles charges sémantiques et émotionnelles.
Deux impulsions antithétiques guident la pratique de Michel de Broin. D’un côté, les processus stochastiques indéterministes mènent à des collisions aléatoires entre les systèmes et à la prédominance de fonctions non systémiques ; de l’autre, le spectateur assis-te à la surdétermination et au choc de la rencontre des niveaux de sens qui découlent de ces processus. Dans les deux cas, un rapport dialectique s’installe avec le langage ordinaire et les « jeux de langage » (Wittgenstein). En découlent des rapprochements inédits, dont témoignent entre autres les titres L’Abîme de la Liberté (une sculpture représentant la statue de la Liberté inversée), Keep On Smoking (une bicyclette émettant des gaz d’échappement) et Blowback (des canons formant une boucle continue), mais aussi le dialogue entre l’objet et son titre. L’emploi de tout objet étant lié à sa signification, comme dans le cas du langage, les dysfonctionnements et modes de fonctionnalités alternatifs mis en œuvre dans l’univers de Michel de Broin engendrent un nœud dense de significations.


Vue d’installation

POLITIQUE DE LA MACHINE
Contrebalançant entropie et système de manière singulière, l’œuvre de Michel de Broin se positionne à la fois comme conceptuelle et anticonceptuelle. Elle écarte les formes de la logique propositionnelle, qui constitue la base de la pratique conceptuelle, au profit de logiques multiples (la principale étant la logique dégénérative de l’entropie) s’opposant les unes aux autres. Sont ainsi révélées les contradictions latentes qui surviennent entre la technologie et ses conditions sociopolitiques, ainsi que les forces cachées qui les unis-sent. À cet égard, notamment, son travail présente certains traits communs avec les courants et analyses critiques de l’art de la machine datant du milieu et de la fin des années 1960. Comme le souligne Pontus Hultén, le terme « machine » dé-signe un objet ayant une fonction pratique, un dispositif qui remplace ou qui amplifie la puissance humaine. Hultén note que le mot lui-même possède la même racine que le terme anglais might (ou « pouvoir »). À la lumière de cette observation, on peut dire qu’en établissant comme il le fait un parallèle entre pouvoir politique et puissance mécanique, le système métaphorique de Michel de Broin (sa « métaphorologie », pour employer le terme de Blumenberg) possède, en plus de son actualité critique, une longue généalogie(1).
Blowback se distingue parmi les nombreuses œuvres de l’artiste, bien qu’elle puisse également être associée à L’Abîme de la Liberté, en raison de sa dimension poli-tique implicite. Dans cette pièce, l’arme retournée contre elle-même constitue une puissante métaphore du revirement meurtrier des talibans contre la CIA, le commanditaire qui, à l’origine, les soutenait financièrement et militairement — une interprétation étayée par le titre de l’œuvre, qui renvoie précisément à ce phénomène. Dans la seconde pièce, la statue de la Liberté est littéralement mise sens dessus dessous de manière à refléter concrètement ce qui est arrivé aux États-Unis, la démocratie soi-disant la plus libre du monde, lorsque, dans l’hystérie qui a suivi le 11 septembre et avec l’adoption du Patriot Act, les libertés ont été menacées et les violations de toute nature – juridique, politique et éthique au sens le plus large – se sont mises à proliférer.
La vidéo Cut in the Dark, où l’on voit un réverbère abattu par une tronçonneuse, comporte également une charge politique la-tente. Filmée sous un faible éclairage, la vidéo se termine dans le noir complet en raison de l’extinction de la seule source de lumière. L’œuvre transpose la technologie de l’infrastructure urbaine en un naturalisme ironique : le lampadaire représente métaphoriquement un arbre, et sa destruction, la récolte du bois (les cylindres métalliques obtenus en découpant le réverbère ont ensuite été assemblés, comme des bûches, pour former la pièce Pile). De plus, cette vidéo propose une image subtile de la révolution politique. C’est ce qui ressort des travaux de Wolfgang Schivelbusch, dont l’ouvrage La nuit désenchantée, sur l’histoire de l’éclairage public, montre que le premier cas de destruction collective de lanternes a eu lieu à Paris, en 1789, pour ensuite se propager à l’ensemble des grandes révolutions de 1832 à 1848, tels un leitmotiv des bouleversements politiques et une incitation à l’action révolutionnaire(2). Détruire un réverbère a des implications politiques sur le contrôle de l’espace urbain, en rejetant la puissance des autorités publiques. C’est aussi un acte de dépense pure, une forme de rébellion joyeuse. On peut donc dire de cette œuvre qu’elle réactive la mémoire collective de l’insurrection urbaine, représentée ici sous la forme particulièrement modeste du geste individuel.


Pile, 2010

RENCONTRES FORTUITES
À partir de prémisses conceptuelles simples, de juxtapositions matérielles ou encore d’objets trouvés, de Broin génère d’étonnants niveaux de complexité. L’un des meilleurs exemples de ce processus est la vidéo Drunken Brawl. Provoquant une tension singulière, l’œuvre montre le mouvement aléatoire de trois canettes de bière poussées par un courant d’air au-dessus d’une grille d’aération, à proximité de la gare d’Austerlitz, à Paris. Son titre fait écho à La Bagarre d’Austerlitz, 1921, de Marcel Duchamp. L’interaction entre les canettes de métal, telle une danse mystérieuse obéissant à son propre rythme occulte, semble témoigner d’une troublante existence autonome. On peut parler ici non seulement d’objets trouvés, mais aussi, plus précisément, de gestes trouvés.
Cette remarque ne s’applique pas uniquement à cette œuvre en particulier, la pratique artistique de Michel de Broin étant globalement polyvalente en raison de ses disparités, incongruités et redondances, qui proviennent de l’interaction entre la contingence et la causalité, de leur recoupement et des relations ambiguës qu’elles entretiennent. Cela rend difficile, voire impossible, la distinction entre l’accidentel et les phénomènes déterminés. En témoigne l’œuvre récente Braking Matter, faite de morceaux de pâte à modeler aux couleurs diverses lancés au hasard sur le mur de la galerie de manière à former une constellation. Nous nous trouvons alors en présence d’une variante d’action painting sans cadre. Adhérant à la surface du mur, l’œuvre est libérée et disséminée dans l’architecture de la galerie. Ce type d’œuvres, qui supposent une croissance rapide de l’entropie, suscitent une reconnaissance spontanée de la matérialité du signifiant. Dans le cas présent, la question de l’identification du signifié revêt moins d’importance que la mise en forme de la signification visuelle en soi.
L’alternance de la contingence et de la nécessité, un des thèmes principaux de la recherche de l’artiste, apparaît fréquemment dans les systèmes récursifs. Dans l’exploration des potentialités latentes de l’objet, son recours à la circularité implique non seulement un repli de la technè sur elle-même, mais aussi un jeu récurrent entre ces boucles de rétroaction et les atavismes, irrégularités et contradictions de tout ordre. D’où l’asymétrie fondamentale entre cause et effet, qui constitue la marque principale de l’œuvre.


Objet Perdu, 2002-2013

SPIRALES DESCENDANTES, PROXIMITÉS DANGEREUSES
Cette asymétrie se reflète dans les transformations inattendues que Michel de Broin fait subir à des appareils courants. Dans Bleed, de l’eau jaillit d’une perceuse. Dans Étant donnés(3), le robinet d’un évier renversé (sink) crache de l’eau et du feu, conférant ainsi un tout nouveau sens au terme anglais energy sink (« gouffre à énergie »), souvent utilisé comme métaphore de l’entropie. Dans Fuite, de l’eau s’écoule curieusement d’une prise électrique. Dans Le Grand Rendez-vous, des réfrigérateurs s’interpénètrent. Dans Dead Star, des centaines de piles usagées forment une sculpture biomorphe multicolore. Dans Réparations, une pompe de bicyclette propulse de petites bouteilles de plastique transformées en fusées grâce à un mélange d’eau et d’air pressurisé. Ce dangereux mouvement descendant apparaît aussi, à un autre niveau, dans une série de pièces reposant sur la transformation contre-productive d’équipements militaires, par exemple Trompe, un fusil enroulé en spirale qui tirerait « infiniment » en lui-même si l’on appuyait sur la gâchette, et Blowback, où deux canons tournent leur gueule l’un contre l’autre. Cette œuvre, qui décrit un circuit continu, potentiellement autodestructif, visuellement spectaculaire et spatialement étendu, est particulièrement significative. Elle tient lieu de métaphore de l’involution politique et dramatise la manière dont certains systèmes techniques et idéologiques conspirent à leur propre perte.
La thématisation du risque représente un aspect fondamental de l’approche de Michel de Broin. Elle peut prendre la forme de rapprochements dangereux entre des matières et des énergies habituellement maintenues à distance (l’eau et le feu, l’eau et l’électricité) ou encore, comme on l’a vu, celle d’armes meurtrières qui se retournent virtuellement contre elles-mêmes. Mettant en relief le fait que, de tous les grands systèmes économiques modernes, le capitalisme est de toute évidence celui qui est le plus nettement fondé sur le risque, l’œuvre de Michel de Broin peut être interprétée comme une allégorie de l’entropie d’un ordre économique inexorablement voué à la ruine. Le thème du risque peut également se lire dans la fragilité de nombreux objets manufacturés, une caractéristique étrangement retournée en « obsolescence programmée ». De Broin utilise ce concept pour démontrer la précarité de la technè industrielle moderne. Shared Propulsion Car, pièce qui consiste en une Buick Regal de 1984 dont le moteur a été remplacé par quatre pédaliers, illustre cette notion de manière particulièrement saisissante. Le fait de pédaler pour propulser cette luxueuse voiture surdimensionnée témoigne de l’importance première qu’accorde l’artiste au concept de « dépense », d’après Bataille, présenté à la fois comme une dimension archaïque et récurrente des technologies modernes.
Il n’est pas étonnant, au vu de ces prémisses, que l’entropie soit considérée comme un trait caractéristique de l’art de Michel de Broin. Mais contrairement à la conception courante, l’artiste envisage la perte entropique comme un moyen de dépasser les limites du système de production. L’investissement positif de la notion d’entropie représente un renversement central dans son univers artistique : selon sa logique singulière, les gains et les pertes deviennent interchangeables. Son inclination artistique pour l’entropie serait ainsi fonda-mentalement liée à la sphère politique, dans la mesure où le processus entropique est compris comme étant la partie de l’œuvre qui échappe librement au système.
En plus de s’adresser à l’obsession de la société capitaliste pour la consommation d’énergie, le travail de Michel de Broin incorpore une « archéologie de l’énergétique » impliquant un regard rétrospectif sur l’origine matérielle et idéologique des conceptions actuelles du progrès technique. On peut donc affirmer que cette dimension « archéologique » de l’œuvre, soulignée par l’accent que met l’artiste sur les anciens modes d’exploitation de l’énergie et par sa fascination pour les anachronismes machinistes, permet de mettre en contexte et de mieux comprendre son intérêt pour les paradoxes technologiques — lesquels sont au cœur de la modernité progressiste. Comme le souligne Anson Rabinbach : « Cette relation paradoxale entre énergie et entropie est au cœur de la révolution moderne du XIXe siècle : d’un côté un univers stable, productiviste, fondé sur une force originelle et indestructible et de l’autre, un système de déclin et d’altération irréversibles.(4) » Mettant à jour les systèmes d’énergie archaïques qui se cachent derrière la phase actuelle, pétrochimique et électronique, l’œuvre de Michel de Broin s’inscrit clairement au centre de ce paradoxe.
Ce faisant, l’artiste révèle un ensemble de suppositions profondément enracinées et répandues concernant les technologies modernes et les cycles de dépense et de consommation qui s’y rattachent. Il propose, en ce sens, une critique ironique de la dynamique capitaliste de production, laquelle incorpore le gaspillage, la régression et la perte dans la trame même de ses présupposés opérationnels. Les stratégies esthétiques de Michel de Broin établissent parfois une équivalence entre ces deux secteurs majeurs du fonctionne-ment capitaliste que sont le loisir et le gaspillage — soit le temps que l’on perd, selon le point de vue de la morale protestante du tra-vail, et les matières résiduelles que les processus de production laissent derrière eux. La pièce Monochrome bleu, une benne à ordures transformée en jacuzzi, en est un bon exemple. Fusionnant de manière puissamment ironique un espace destiné aux ordures avec un espace de bien-être, l’œuvre donne un tout nouveau sens à l’expression anglaise dumpster diving, chère au folklore urbain, à laquelle elle fait implicitement allusion d’une manière qui peut s’interpréter comme une requalification honteuse du grand art et des préférences esthétiques d’Yves Klein évoquées par son titre. Plus globalement, l’œuvre démontre que les prémisses à la base de ses explorations de l’inconscient technologique ne reposent pas sur des formes d’ingéniosité relevant de l’univers machiniste, mais plutôt sur des procédures qui suscitent des retours ataviques à des stades antérieurs de l’évolution technique.
Quelle que soit la manière dont on aborde son histoire, il est évident que la transformation de rebuts en œuvre d’art a toujours constitué l’un des objectifs-clés de l’art moderne. Il n’est donc pas surprenant que dans les technologisations inversées de Michel de Broin, le véritable lieu de la création se trouve moins dans la volatilité du nouveau que dans les formes obsolètes des mécanismes, ces aspects de la technologie qui sont en quelque sorte rejetés dans la poubelle de l’histoire, ainsi que dans des manières ingénieuses de les greffer sur des objets pour engendrer des métamorphoses esthétiques inédites. L’idéologie machiniste, ainsi reformulée, se voit dépossédée de ses prétentions impérialistes pour devenir un problème spécifique, réduit à celui d’un travail humain diminué, voire éculé.
L’approche de Michel de Broin établit de multiples points de contact entre les domaines de la technique et de l’esthétique, sans prétendre pour autant faire des déclarations fracassantes sur la nature de leurs rapports. Son œuvre se détourne en effet de tout récit globalisant, en dépit d’une forme altérée de spectacle qu’elle mobilise pour démanteler les suppositions implicites au sujet des technologies qui organisent la vie quotidienne.


Keep On Smoking, 2005

TECHNOLOGIES INVERSÉES
Rien ne semble plus simple que les paradoxes avec lesquels de Broin a choisi de travailler. Mais les explications quant à l’origine de ces paradoxes sont multiples et complexes, car elles dépendent d’une métaphorologie qui associe la puissance, comprise comme l’énergie contenue dans la matière, aux vicissitudes du pouvoir politique et économique qui traversent et constituent le social.
Combinant une remarquable économie de moyens à des effets d’une exubérance contenue, la pratique de l’artiste procède d’un double mouvement : d’un côté, elle libère l’objet de ses fonctions et usages codifiés ; de l’autre, elle soumet l’objet émancipé à un nouveau régime de sens, souvent à rebours du sens commun. On peut ainsi dire que les engins énigmatiques de Michel de Broin forment une technologie inversée, non pas parce qu’ils traduisent une inversion littérale des processus techniques ordinaires (même si c’est parfois le cas), mais parce que leurs effets sont contraires aux attentes les plus courantes. Ainsi, une perceuse électrique est trans-formée en fontaine, dans Bleed, et des jets d’eau s’écoulent de la prise électrique murale, dans Fuite, aboutissant précisément à une inquiétante proximité de l’eau et de l’électricité.
Les stratégies fondées sur la technologie inversée impliquent une logique de compensation régressive, où les systèmes techno-logiques avancés sont supplantés, alors même qu’ils sont bonifiés ou remodelés par des systèmes de niveau technique nettement inférieur. Cette logique suppose une dés-invention et une disqualification (opérations qui, en réalité, attestent de nouvelles formes de création artistique), ramenant les technologies modernes à un état « archaïque » de production et de fonctionnement, comme on le remarque dans Shared Propulsion Car et Keep On Smoking. Ces œuvres peuvent être considérées comme les pendants l’une de l’autre, puisqu’elles proposent la transformation contrastée de deux véhicules représentatifs de différents stades de l’évolution technique dans une sorte de chiasme : d’une part, une bicyclette qui pollue ; de l’autre, une voiture qui se déplace à l’aide des pieds de ses occupants. Un saut quantique de l’individuel au collectif se produit alors. Et cela constitue une voie d’accès, quoiqu’indirecte, pour comprendre le rôle du social dans la production de Michel de Broin.
Pour replacer le travail dans son contexte, le découpage de l’histoire de la civilisation en trois phases technologiques que pro-pose Lewis Mumford — le éotechnique, le paléotechnique et le néotechnique — est particulièrement pertinent(5). La première phase est caractérisée par l’utilisation du bois, du vent et du feu; la seconde, par celle du charbon et de la vapeur; la troisième, par celle des énergies pétrochimique et électrique, auxquelles succèdent, vraisemblablement, l’électronique, le nucléaire et le numérique. Ce schéma est utile pour situer l’art de Michel de Broin par rapport à la notion de transposition et à ses limites. Ainsi, une voiture ayant pour seul moyen de propulsion la force physique est le reflet d’une réalité néotechnique modifiée par un apport éotechnique — ce qui, dans l’ensemble, instaure une simultanéité, et non un déplacement, des moyens éotechniques et néotechniques. Que révèle cette simultanéité quant aux intentions sous-jacentes de l’artiste? Parmi les nombreuses réponses envisagées, l’une d’entre elles s’impose : quel que soit le niveau d’évolution dont témoigne un objet appartenant à la phase néotechnique, ce dernier porte toujours en lui les traces d’une phase antérieure — et ce, peu importe jusqu’où la voiture en question peut se déplacer.
Il en résulte une hétérogénéité, caractérisée par un esprit expérimental et des distorsions sémantiques. Ces traits sont particulièrement manifestes dans la vidéo Fumée, où l’on voit une bicyclette munie d’un « para-moteur » se déplacer dans un cimetière, fumant et laissant sur son passage des traînées de fumée, pendant qu’une Gnossienne d’Erik Satie est jouée à l’envers. À mesure que la bicyclette avance, la bande sonore recule, reproduisant ainsi, par une simultanéité des contraires, la même logique de flux temporels multiples que l’on peut observer dans la collusion des mécanismes de propulsion contradictoires.


Étant donnés, 2013

DES TROUS FOISONNANTS
L’univers artistique de Michel de Broin est caractérisé par diverses fonctions du trou. D’une part, les machines et les véhicules en sont parfois pourvus, comme dans Trou. Ailleurs, des sinkhole ou energy sink (des trous qui aspirent et qui évacuent l’énergie) comme dans Étant donnés, deviennent des figures de détérioration entropique. Le trou peut aussi être représenté par un site s’absorbant lui-même et dissipant ses énergies dans une spirale inexorable. Par exemple, le cycliste qui cherche à suivre fidèlement le chemin enchevêtré d’Entrelacement finit nécessairement par chuter. Enfin, il y a les cas de simple réversibilité de la matière, essentielle à l’énergie de l’objet, comme dans la pièce Ironie, où un tube de caoutchouc s’apparentant à un condom est contraint de se retourner de-dans/dehors à l’intérieur de la boîte où il se trouve, prenant ainsi une forme tour à tour phallique et invaginée. La morale de cette singulière parabole d’objets, d’après le mode de fonctionnement de l’œuvre, est qu’il n’existe pas d’intérieur qui ne puisse se transformer en extérieur. La machine réversible, toujours selon cette logique particulière, fait également allusion à l’état embryonnaire, retour aux sources de la différenciation sexuelle.
Cette paradoxale synthèse d’opposés, qui repose sur la nature du système (du dispositif technique), devient une figure dialectique, agissant comme un signe machiniste du fonctionnement de l’inconscient, lequel transforme toujours les affirmations en leur contraire. L’inconscient technologique est associé à la dialectique d’une manière particulièrement déstabilisante au sein de la production de Michel de Broin.


Testudo, 2009

FONCTIONNALITÉS DYSFONCTIONNELLES
En émancipant l’objet de ses amarrages conceptuels habituels au moyen de stratégies voisines de défamiliarisation, de remodelage et de transformations esthétiques, de Broin libère le spectateur de l’emprise des objets dont nous sommes devenus progressivement dé-pendants, à un degré toujours plus élevé d’inconscience et de servitude. Dans la mesure où il établit une critique immanente des implications sociales de la technologie et des objets qui la composent, de Broin convertit le concept de nécessité en une réalité de désirs extrêmement nuancée, fondée sur « le réel du manque » plutôt que sur « le manque du réel ». Se frayant un chemin dans cet espace liminal entre les exigences de la rationalité productive et les caprices de l’expérience, il crée un environnement favorable à la dérive de l’objet. Contrairement à la première impression, les objets qui peuplent cet espace ne sont ni des répliques défectueuses de machines réelles ni des machines véritables. Une manière de situer ce travail dans le champ culturel et artistique actuel, et ainsi d’en saisir la spécificité, c’est de comprendre que ces machines tiennent à la fois de ces deux genres, et d’aucun des deux. Ces objets énigmatiques pourraient poursuivre indéfiniment leur danse étrange du fonctionnel et du non fonctionnel ou, plus précisément, de la fonctionnalité dysfonctionnelle. D’une part, ils constituent une allégorie de la technologie et de ses influences complexes sur le tissu social ; d’autre part, ils sont autant de casse-têtes purement physiques. Ils proposent, en même temps, de nouvelles possibilités de recherche, de coexistence et de manières d’agir sur le monde.
Situé au point de jonction entre fonctionnalité et dysfonctionnalité, l’art de Michel de Broin révèle une tache aveugle de notre conscience technologique. Parmi les artistes de sa génération, il est en effet l’un des plus sensibles à cette limite. Concentrant son intérêt sur la détérioration mécanique, les boucles de rétroaction, les hybrides et les paradoxes techniques, de Broin tente de situer cette tache aveugle en lui donnant forme, en la traduisant de manière concrète et spatiale. Il s’agit moins de l’éliminer que d’amener le spectateur à prendre conscience de sa présence, qui est à la fois présence d’une absence et présence d’une impasse, comme quelque chose qui doit être « négocié », que ce soit la perte, la mort, la bêtise ou la « société ». Cette impasse est en même temps le moyen d’échapper à son entrave. Elle pourrait être considérée comme un « métamécanisme » propre à l’artiste : un dispositif d’autoproblématisation, un moyen privilégié de résoudre le problème en passant par le problème lui-même, une manière de mettre le négatif au travail (lequel ne fait jamais défaut dans les relations humaines).
La logique du travail subit elle aussi un renversement, puisque l’effort y est généralement maximal et le résultat, minimal. La réversibilité de cette logique est précisément ce qui lui permet de faire sinon une « différence », du moins un trou qui reflète ce qui nous manque : essentiellement, des formes de médiation adéquates entre la technologie et l’humain, garantissant une réciprocité fonctionnelle et une relative autonomie de leurs champs d’action, plutôt que la sombre éventualité de leur instrumentalisation mutuelle, qui est « à l’ordre du jour » dans les sociétés contemporaines « civilisées ». Le potentiel de ces formes de médiation peut prendre plusieurs sens, mais il signifie avant tout que dans le dialogue entre technè et humanité qui caractérise l’époque actuelle, Michel de Broin ne laisse pas les distorsions idéologiques de la puissance technologique avoir le dernier mot.

(Traduction de Nathalie de Blois)

(1) K. G. Pontus Hultén, « Introduction », The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age, New York, Museum of Modern Art, 1968, p. 6.

(2) Wolfgang Schivelbusch, La nuit désenchantée : à propos de l’histoire de l’éclairage artificiel au XIXe siècle, traduit de l’allemand par Anne Weber, Paris, Gallimard (collection « Le promeneur »), 1993.

(3) C’est une référence à l’œuvre de Marcel Duchamp Étant données : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage, qui, dans la description qu’en fait Alain Jouffroy, met en scène « la Mariée, devenue enfin visible, couchée sur des brindilles, tenant une lampe à gaz (“ bec Auer ”) à la main, nouvelle statue de la Liberté renversée, littéralement mise à nu, violée visuellement par les regardeurs […] ». « Duchamp (Marcel) 1887-1968 », Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, p. 736.

(4) A. Rabinbach, Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, traduit de l’anglais par Michel Luxembourg, Paris, La Fabrique éditions, 2004, p. 114

(5) Lewis Mumford, Technics and Civilization, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2010. L’original anglais donne l’ordre paléo, éo, néo. Mais d’après ce qu’on lit dans Internet, la séquence de Mumford est plutôt éo, paléo, néo. N. D. T.

(6) En français dans le texte. N. D. T.

Download as PDF

Dr. Daniel Sherer teaches Architectural History and Theory at Columbia University Graduate School of Architecture, Planning and Preservation (1998 to the present) and at the Yale School of Architecture (2008 to the present). He received his PhD from the Harvard University Department of the History of Art and Architecture in 2000. His areas of research include Italian Renaissance and Baroque architecture and art from 1400 to 1750, Modern Architecture from 1900 to 1970, contemporary architecture, historiography and theory, and contemporary art, frequently in relation to architecture.