Un Michel de Broin un brin solennel mais redoutable, Benedicte Ramade
Zéro deux
Objet perdu, 2013
Dissident d’une vie contrainte par les systèmes normatifs inhérents à toute société contemporaine, Michel de Broin en dérègle avec minutie les enjeux et les attributs pour provoquer chez les spectateurs de sa rétrospective au musée d’art contemporain de Montréal, une sérieuse envie de dévier leur trajectoire. Emblème de cette propension à résister à l’ordre établi, la vidéo Cut in the Dark (2010) montre un homme dans la nuit évoluer sur une aire suburbaine un peu abandonnée puis tronçonner le poteau d’un réverbère pour en provoquer la chute et son extinction. Il se dégage une ravageuse poésie de ce geste vain et rageur dont l’intention reste ambiguë. Elle pourrait aussi bien être interprétée par le prisme d’un acte de guérilla environnementale contre le gaspillage d’énergie alors que de nombreuses villes européennes décident d’interrompre l’éclairage public de leur centre à partir de minuit pour économiser l’argent du contribuable et réduire la pollution lumineuse. Mais elle pourrait aussi bien constituer un geste de répression de l’extension de la surveillance publique. En mettant du désordre dans le canevas urbain par une telle mise au noir musclée, l’œuvre de Michel de Broin synthétise bien des directions politiques et civiques qu’il affectionne. Mais à l’image de ce court film, trop isolé des autres œuvres dans une salle de projection spécifique, l’exposition, par trop de solennité, manque du sentiment d’urgence vitaliste qui traverse la façon de travailler et de penser de l’artiste.
Au fil des salles monumentales, le « bilan critique » (qui se veut plus une étape qu’une finalité) auquel aspire l’exposition et son commissaire Marc Lanctôt, aboutit à une muséification un peu lourde. Elle amoindrit le sentiment de nécessité dégagé habituellement par les mises en crise du réel drolatiques de l’artiste. Heureusement, la qualité des œuvres restent intacte et ne pâtit pas de cette cérémonie muséale. À l’instar de l’œuvre la plus « bizarre » qui vient animer le passage entre deux salles et rappeler combien le rythme de la respiration, la ventilation synthétique, jalonne le corpus de l’artiste. Objet perdu (2002-2005) se comporte avec étrangeté ; surgissant du bas d’une cimaise, son corps longiligne et sous tension se déplie sur un bon mètre. Le membre souple et caoutchouteux finit par se dégonfler et rentrer timidement dans sa tanière en une débandade touchante et presque furtive. L’objet ne « sort » qu’à des moments de calme, lorsque le visiteur n’est pas dans son champ de vision. La vie de ce fureteur phallique et blafard dérègle avec perspicacité la sourde menace que les œuvres aiment à entretenir au fil des salles à l’instar de cette sonnerie d’urgence muselée (Silent Screaming, 2006) installée en face du trou de « la chose ». C’est au revers du mur que se découvre la tanière du membre mou, au repos, flasque et presque démuni. Lorsque se déclenche sa sortie, la machine célibataire s’active et constitue une acmé paradoxale. De Broin manie parfaitement les contrastes lorsqu’il aménage de telles œuvres, animées par un souffle pneumatique qui leur donne une fragilité touchante quasi incarnée. Même si elle s’étiole un peu dans la monumentalité des salles et l’effet de muséification latent, c’est bien cette respiration qui structure avec intelligence la monographie de De Broin.
Il reste aussi qu’en l’absence d’une médiation enthousiaste, un visiteur peu averti pourrait rester sur sa faim ou trop en surface, dans le premier niveau de lecture qui passe bien souvent par l’humour chez De Broin. Rien de grave à ce qu’on se contente de la surface des choses mais il y a tellement plus derrière une impressionnante sculpture comme Blowback, réunissant par le canon deux batteries de défense anti-aérienne. Pour ce « sabotage amoureux » comme il l’appelle, l’artiste a répliqué un modèle de char Howitzer. Cette absence de fonctionnalité n’est pas qu’une anecdote, elle témoigne de la volonté de l’artiste dans sa collusion avec le réel, d’en imiter les contours pour mieux le piéger. Hymne à la paix ou vanité de l’ingénierie militaire, Blowback incarne le caractère vigilent de l’œuvre de Michel de Broin, politique et personnelle. Comme lorsqu’il s’adonne au recyclage – « une participation volontaire au programme de revalorisation des déchets » écrit-il – en faisant décoller des bouteilles d’eau grâce à une pompe à vélo au fil des rues. Cette petite délinquance adolescente doublée d’un sens civique douteux court-circuite avec un sens critique très réjouissant, la bonne morale écologique promise.
Qu’il emploie les moyens de l’installation, de la performance, de la vidéo, de la photographie ou de la sculpture, Michel de Broin cible les ambiguïtés, exacerbe les nuances pour mieux donner au visiteur le goût de sortir de la zone de confort que lui intiment les systèmes du quotidien.