Une éternelle semence, Jérôme Delgado
Le Devoir
Arc, 2009, 280 x 472 x 127 cm, Collection de la Ville de Montréal
Du nord de la ville, dans Cartierville, au territoire artificiel du sud, l’île Notre-Dame, Montréal agrandit sa collection d’art public. Le ton est à la commémoration: ici au parc Belmont, là à Salvador Allende.
Un arbre recourbé vient de faire son apparition dans l’île Notre-Dame. Très recourbé, au point où il entre sa tête dans la terre. Ainsi pliée, son échine forme un arc. À l’ombre du casino, dans l’ancien site des Floralies, les passants seront certainement interpellés par ce nouveau venu.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’un vrai arbre, mais d’une oeuvre signée Michel de Broin, une des forces de l’art contemporain québécois. Et ce faux arbre en béton intitulé L’Arc a été planté il y a une semaine, le 11 septembre. Une date pleine de sens, pas du tout hasardeuse.
À l’invitation de l’Association des Chiliens du Québec, la Ville de Montréal a décidé de se doter d’une oeuvre d’art public en mémoire de Salvador Allende, le président chilien renversé par les militaires de Pinochet. Le 11 septembre 1973.
L’île Notre-Dame, déjà dotée de ses sculptures et de ses artefacts hérités d’événements rassembleurs et universels, était tout indiquée pour accueillir un tel mémorial. Même, et surtout lorsque celui-ci n’est pas une représentation fidèle du sujet.
«Un buste est d’un ennui mortel, ça n’aurait pas été intéressant, clame l’artiste. Un buste n’est pas universel, c’est sans réflexion. Ma sculpture accroche, elle touche les personnes concernées et attire les autres, parce que c’est un objet étrange.»
Le béton, l’acier, le bronze, ç’a poussé pas mal cet été à Montréal. La saison, en termes d’art public, aura été fertile. Juste à temps: à l’automne, un nouveau cadre d’intervention dans le domaine est censé être mis sur pied.
Pas moins de quatre oeuvres ont été inaugurées, toutes d’esprit commémoratif. Bien sûr, on n’en est plus aux personnages à cheval et aux bustes, mais c’est à croire que, pour être acceptée, la sculpture payée par les fonds publics est condamnée à un rôle de mémoire.
Fin août, c’est pour immortaliser dans la conscience collective l’ancien parc d’attractions qu’était le Belmont, dans Cartierville, qu’a été installée l’oeuvre L’Attente.
Le parc Belmont n’est peut-être aujourd’hui qu’un simple espace vert en bordure de la rivière des Prairies, mais il a retrouvé quelques signes de ce passé festif.
La sculpture en aluminium, béton et bronze créée par Guillaume Lachapelle y fait réapparaître une auto tamponneuse, de taille réelle, et une maquette de montagnes russes.
L’auto, de couleur grise et coincée dans une aire de jeux trop petite, n’est pas si réaliste non plus. «J’ai voulu faire quelque chose de rétro, sans dire de quelle époque elle vient», confie l’artiste en parlant du style hybride de son auto.
Michel de Broin et Guillaume Lachapelle n’ont pas livré des monuments lourds du passé à évoquer. Leurs oeuvres commémorent, oui, mais de manière simple et poétique, presque détournée.
L’arbre en arc de l’un rappelle la force et l’ouverture d’Allende, le manège gris de l’autre, l’état d’abandon du parc festif. Fait à noter, les deux artistes n’avaient pas jusque-là d’affinités personnelles avec le sujet.
«J’ai une certaine affinité pour Allende, précise Michel de Broin, mais je travaille de manière objective. Un militant n’aurait pas pu arriver avec une idée originale, il aurait été aveuglé par l’idéologie.»
Loin d’être idéologue, mais sensible à l’histoire sociale, l’auteur de Révolutions, l’oeuvre à la sortie du métro Frontenac, affirme être tout de même resté collé à son sujet.
Sans se servir des lunettes et autres symboles forts du politicien socialiste. L’Arche, «élément architectural pour faire des ouvertures», rappelle-t-il, et ce passage qu’il crée évoquent tout le potentiel des choix d’Allende. La tête dans la terre, L’Arc n’évoque pas une autruche, mais l’idée d’une éternelle semence. De Broin s’est inspiré de ce passage du dernier discours du président: «J’ai la certitude que la graine que nous sèmerons dans la conscience et la dignité de milliers de Chiliens ne pourra germer dans l’obscurantisme.»
Natif de l’Estrie, Guillaume Lachapelle, lui, est arrivé à Montréal alors que le parc Belmont n’existait plus. Il n’est pas empreint de nostalgie, assure-t-il, mais le sujet l’a interpellé directement: des manèges, il en a souvent imaginés et en a même fait une expo. «Les parcs d’attractions, dit-il, sont une métaphore de la vie. Avec cette oeuvre, je parle de quelque chose entre l’attente
et la déception, je joue sur la ligne, entre un côté sombre [aujourd’hui] et autre plus joyeux [hier].» Le parc Belmont n’a pas rouvert cet été. Pas plus que les Floralies, sur l’île Notre-Dame. Mais en y installant deux nouvelles oeuvres permanentes sur ces deux lieux jadis plus fréquentés, le bureau d’art public de la Ville de Montréal invite à les revisiter.