Les châteaux de sable, Michel de Broin
Inter, art actuel
Installée au 68e étage de la tour de la banque BMO à Toronto, l’installation Les châteaux de sable cherche à entrer profondément dans l’imaginaire de l’établissement financier. Elle s’apparente à une ligne de production industrielle dévouée à la construction désespérée de châteaux de sable. Le paradoxe de la production est poussé à sa limite : dans cette ligne, la destruction fait partie intégrante du processus. La machine fonctionne en circuit fermé, utilisant le produit de sa destruction comme matériau de construction. Les châteaux de sable se font et se défont inlassablement, sans que la machine se fatigue.
Le convoyeur entraîne les châteaux les uns après les autres, d’un bout à l’autre de leur voyage, suivant le cycle lunaire des marées qui, comme la vague, précipite leur fin. En effet, le dispositif suit une temporalité étrangère à celle des publics fréquentant ce lieu : il répond aux forces gravitationnelles des planètes, insensibles aux horaires de travail. L’engin se déclenche jour et nuit, amorcé par une horloge lunaire dont l’écran à cristaux liquides est à la fois le témoin et l’indicateur du processus à venir. Un nouveau cycle s’enclenche toutes les 12 heures 25 minutes 14 secondes, au moment où la progression orbitale de la lune dans le ciel a le plus grand effet sur les marées. Entraîné par cette force invisible, le convoyeur démarre, emportant froidement le château vers sa destruction totale et irrévocable.
Les banques se donnent traditionnellement l’apparence architecturale d’une forteresse, promettant sécurité et stabilité aux investisseurs. Ici, le dispositif nous place comme témoins de la chute de cette frêle forteresse. Le château s’écroule dans un rapport de perspective avec les gratte-ciel du centre-ville, sur lesquels s’ouvre la fenêtre. Le rapprochement du château et de cette vue panoramique donne l’illusion d’une échelle équivalente.
Lorsque la ligne de production s’active, les restes sont engloutis dans un moulin. Afin d’ajuster l’humidité, le dispositif s’abreuve à un distributeur à eau de bureau. La matière informe est ensuite entraînée à l’autre extrémité de la chaîne de production. Le sable imprégné et malaxé est déversé par la bouche de l’élévateur en un tas selon un volume exact nécessaire. Le tas est alors entraîné vers le moule articulé qui applique, suivant une force et une stabilité précises, une pression d’une tonne de part et d’autre de la pile. Un nouveau château est créé, puis le convoyeur se remet en route, entraînant le château hors du moule. Le cycle s’arrête lorsque celui-ci est placé face aux fenêtres de l’édifice, devant le spectacle vertigineux de la ville. La tour de 70 étages où se trouve l’installation a ceci de commun avec le château qu’elle est principalement constituée de sable. Les édifices de la ville, construits de béton et de verre, en sont effectivement principalement constitués.
Telle cette construction vulnérable qui se désagrège lentement, le monde bâti semble voué à devenir ruine et à finir emporté par les marées. Soulignons que le sable qui approvisionne l’installation a été extrait des plages du parc provincial Sandbanks, littéralement la « Banque de sable » de l’Ontario. Le sable, matière friable produite par un long processus d’érosion et d’accumulation, se forme par usure et s’entasse comme l’argent dans une banque.
Installée au sommet de la tour BMO, la machine traite le sable et le remet en circulation. Elle fonctionne lentement, offrant une expérience contemplative de ses cycles, rendant visibles les processus de production et de crise qui caractérisent notre modèle économique. Cette entreprise récursive de création et de destruction semble reproduire sa promesse un nombre indéfini de fois. Mais, bien que l’installation soit loyale à son engagement, elle contient son propre péril : métaphoriquement, le grain de sable dans l’engrenage peut bloquer la machine. La menace de son autodestruction est inhérente au fonctionnement du système.